Compromis ou arrangement créatif ?
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Interview de Michel Ghazal par la Revue Négociations
« L’essence même du compromis:une situation qui ne satisfait personne, mais donne à chacun l’impression de savoir que les autres étaient aussi mal lotis que lui. » Trevanian dans Shibumi
Revue Négociations : Imaginons que vous devez rédiger une notice « Compromis » dans un éventuel Dictionnaire de la négociation. Comment définiriez- vous cette notion ?
Michel Ghazal : La négociation est un moyen pour régler un conflit, conclure des affaires, prendre une décision. Dans ces trois occasions, le compromis peut être un des modes pour aboutir à une solution. Pour y parvenir, chaque partie prend une position extrême, et suite à des concessions réciproques, une position médiane, intermédiaire entre les deux positions, sera visée. Cette position moyenne que les différentes parties consentent à accepter, nous l’appelons : un compromis. Ce dernier, dans son essence, est une solution distributive qui n’élargit pas le « gâteau ». L’hypothèse des acteurs est que le gâteau est limité une fois pour toutes. Chaque plus gagné pour l’un constitue un moins pour l’autre. Ce mode est l’héritage d’une certaine approche de la négociation, le marchandage, avec son image phare : le « marchand de tapis », dans un souk. Notons toutefois que cette approche est largement présente dans tous les types de négociation, que ce soit dans les mondes social, économique, privé et même politique. Cette démarche, fondée sur des concessions réciproques, où chacun s’efforce d’en faire le moins possible et d’amener l’autre à en faire le maximum, est qualifiée, en politique, de « petits pas » ; en négociation sociale, on parlera « d’avancées », et dans le monde des affaires, il s’agira « d’efforts », déjà consentis ou à accomplir… Dans la littérature et la vie de tous les jours, il existe aussi un sens négatif du mot « compromis ». Ce mot est souvent associé à la compromission ou au fait de se compromettre. On parle aussi de « réputation compromise » ; ou encore, dit-on parfois, « le deal est compromis », c’est-à-dire qu’il a échoué.
Revue Négociations : Le compromis « cinquante-cinquante » – The Fifty percent solution, comme l’écrivait William Zartman en titre d’un de ses pre- miers ouvrages : est-ce une solution satisfaisante pour les deux parties ?
Michel Ghazal : Si les enjeux sont faibles, partager un euro par exemple, pourquoi pas. Il serait improductif de consacrer des heures à rechercher une solution plus créative. Par contre, dans d’autres situations, le compromis peut n’avoir aucun sens. Si dans un couple, l’un veut quatre enfants et l’autre deux seulement, s’entendre sur trois enfants n’est guère une solution satisfaisante, ni pour le mari ni pour la femme… Donc, non, ce n’est pas la panacée universelle. Il s’agit ici, rappelons-le, d’un héritage du jugement de Salomon qui en est l’illustration parfaite.
Chacune des deux femmes prétendait être la mère de l’enfant ; saisi du litige, le roi Salomon leur annonça qu’il n’y avait qu’à couper l’enfant en deux. L’une des deux s’y opposa violemment et l’autre dit oui sans hésitation. Il n’en fallut pas plus au roi Salomon pour deviner qui était la vraie mère… Malheureusement, nous avons retenu de cet épisode biblique l’idée de la poire coupée en deux comme solution possible, alors que Salomon n’a rien coupé en fait ! Ce n’était qu’une astuce pour déceler l’identité de la vraie mère. Ainsi, le compromis, en tant que résultat d’un mode particulier de recherche de solutions – comparativement à d’autres modes pour les générer, appelés « intégratifs » – aboutit à un accord « distributif » souvent pauvre, et non optimisé. Et il en est ainsi car les intérêts et les préoccupations, derrière les positions, ne sont pas recherchés, occultant de la sorte des ouvertures qui auraient permis d’aboutir à des accords plus riches et satisfaisants pour tout le monde.
Revue Négociations : Pourquoi cette propension des négociateurs à chemi- ner vers des solutions cinquante-cinquante, des « poires coupées en deux » ? Pourquoi s’arrêtent-ils en chemin ?
Michel Ghazal : Parce que c’est le plus facile et le plus rapide ! Établir de tels compromis ne nécessite aucune intelligence particulière, si j’ose m’exprimer ainsi. C’est à la portée de n’importe quel marchand ambulant, dans n’importe quel souk… Cela ne nécessite pas de réflexion et limite la recherche de nouvelles solutions. Or, la négociation, si l’on revient à son sens latin, c’est le neg otium, soit, littéralement, le fait d’arrêter d’être oisif, d’être paresseux ; c’est donc se mettre « au travail »… La négociation, à la différence du simple marchandage, nécessite du travail. Le compromis, dans cette acception, demeure une solution de facilité, fusse-t-elle compréhensible par tout le monde. Prenons l’exemple d’un délégué syndical qui raconte à ses mandants que la position initiale de la direction était d’augmenter les salaires de 1 %, que la sienne était d’obtenir 2 %, et qu’il a obtenu 1,5 % ; ou encore qu’elle ne voulait donner qu’une prime de 50 euros, que lui réclamait 150 euros et qu’il a transigé sur un montant de 100 euros : qui va lui contester ce qu’il présente comme une victoire et lui rétorquer qu’il n’a pas fait correctement son travail – quand bien même le véritable enjeu n’était pas monétaire mais un problème de sécurité ? Se focaliser sur l’argent arrange tout le monde, y compris une direction. En ce sens, le compromis est problématique : il permet d’aller vite, certes, mais occulte souvent les véritables préoccupations des personnes et fait rater des opportunités de création de valeur.
Revue Négociations : Comment, concrètement, prendre en compte les intérêts et les préoccupations des individus ? Dans votre pratique de formateur et de consultant, comment présentez-vous à vos clients, à vos stagiaires, la nécessité de faire de tels efforts de recherche et de créativité, de construire une solution autre que la simple moyenne des positions de départ ?
Michel Ghazal : Comment aide-t-on nos clients à cheminer vers des « arrangements » – c’est le mot à employer ici – acceptables pour tout le monde et optimisés ? La première chose, banale, mais que malheureusement même des négociateurs confirmés oublient, c’est de comprendre que la préparation de sa négociation est un élément clé. Il faut, dit-on, en reprenant la sentence de Henry Kissinger, « être toujours prêt à négocier, mais ne jamais négocier sans être prêt ».
Comment se préparer ? Nous poussons nos stagiaires – et cela les surprend beaucoup, ici en France, et heurte leur pratique – à s’interroger avant de s’engager en négociation, sur ce qu’ils vont faire si celle-ci échoue. Les obliger à réfléchir à ce que nous appelons la MESORE, la meilleure solution de rechange à un accord négocié. En effet, il est choquant pour un négociateur professionnel de se voir conseiller de réfléchir au préalable à son action en cas d’échec de sa négociation. Pour nos clients, il s’agit d’une révolution mentale et culturelle, très difficile à opérer. Pour autant, dès qu’ils ont compris l’intérêt de ce raisonnement, ils l’adoptent sans problème. Pourquoi ? Cela permet, de façon pragmatique, de réduire l’aspect affectif, omniprésent dans toute négociation. Cet irrationnel, comme on le qualifie généralement, possède son rationnel… Et ce « rationnel », ce sont les intérêts, derrière les positions que les individus adoptent, et dont il convient de faire un listing exhaustif. C’est ceci notre premier conseil pour cheminer vers un arrangement qui surclasse le compromis distributif : réfléchir à l’avance à nos autres solutions si un accord avec l’autre s’avère impossible. Cela va mettre du rationnel dans la négociation, qui peut connaître des épisodes conflictuels ; une émotion forte est probable, avec pour conséquence une prise de contrôle par le cerveau reptilien et un aveuglement par rapport à notre vrai objectif. S’interroger sur ce que l’on va faire si l’on échoue va nous donner une ligne rouge à partir de laquelle se- ront acceptées ou refusées les propositions mises sur la table. Cette ligne rouge doit être réelle et concrète ; elle n’est pas fictive, ni définie arbitrairement. Cela veut dire que si je suis en train de négocier mon salaire d’embauche dans l’entre- prise X, et que j’ai déjà une proposition de l’entreprise Y, il me sera plus aisé de dire oui ou non à X en fonction du seuil préétabli – plus ou moins 5 ou 10 % – en dessous duquel j’opte pour l’entreprise Y. La MESORE concrète – ici l’offre de Y – me permet d’avoir une ligne rouge pour accepter la proposition, ou pour faire en toute quiétude échouer la négociation. Les personnes comprennent alors qu’en- trer en négociation, ce n’est pas forcément aboutir à un accord à tout prix. Parfois, réussir sa négociation, c’est justement la faire échouer ! Pourquoi ? Parce que tout accord sur la table est moins bon que la solution de rechange que j’ai en dehors de tout accord. Si je veux acheter un bien immobilier, j’ai intérêt d’en avoir un autre en vue ; quand je cherche un fournisseur, j’ai intérêt d’avoir un autre fournisseur, etc. Si je veux attaquer l’autre au Tribunal et que j’ai peu de chances de gagner, qu’est-ce que je fais ? Je l’attaque quand même, à cause de mon aveuglement qui m’encourage à y aller, ou bien j’examine lucidement mes chances ? Si je réalise qu’elles sont faibles, et alors je m’oriente vers une autre solution. Voilà le point clé, le plus important – et cela heurte souvent les négociateurs français.
Notre deuxième conseil, qui suit ce premier – et c’est ce que font les négociateurs les plus talentueux qui se sortent plus aisément de situations réputées bloquées : toujours comprendre pourquoi nous voulons telle ou telle chose. La question à se poser est donc : « Que recherchons-nous ? », et non pas « Que voulons-nous ? ». Ce n’est pas : « Quelle est ma demande ? », mais « Qu’y a-t-il derrière ma demande, quel est mon intérêt ? Mon besoin ? Ma motivation ? » Ou encore : « Quelles sont mes préoccupations, mes attentes ? », etc. On regroupe tout cela sous le terme générique « d’intérêts ». Que veux-je vraiment ? Cent mille euros de salaire annuel ? Ou bien, je veux être reconnu, je veux être considéré, mener un certain train de vie, etc. ?
Le troisième conseil que nous donnons est le suivant : en négociation, nous ne sommes pas seuls. Il y a une autre partie, ou plusieurs autres parties. Souvent, les personnes arrivent en négociation en pensant à leurs intérêts, à leurs arguments, à leurs positions ; et ils oublient qu’il y a une autre partie ! Nous allons donc encourager nos clients, nos stagiaires, à se mettre dans la peau de l’autre. Pour quelles raisons ? D’abord, cela va montrer à l’autre que je le prends en compte, que l’aspect relationnel est important à mes yeux. N’oublions pas que la plupart des né- gociations s’inscrivent dans un cadre de relations suivies ; dès lors, le compromis, dans le mauvais sens du terme – cette « poire coupée en deux »… – est encore moins bon ! Dans le compromis, on va chercher à arracher des concessions ; l’autre partie en gardera un ressentiment. Si je suis dans une recherche de solu- tions mutuellement bénéfiques, je peux alors montrer que mon but est non seulement de prendre en compte les intérêts de mon interlocuteur, mais de préserver ma relation avec lui. En effectuant ce travail, pour soi et pour l‘autre partie, on va découvrir une chose fondamentale permettant de cheminer vers un arrangement et une solution mutuellement acceptable. Laquelle ? Que l’hypothèse classique selon laquelle nos intérêts seraient contradictoires, opposés ou divergents, est erronée. On va découvrir, bien au contraire, qu’existent dans cette négociation, comme d’ailleurs dans toute autre, des intérêts communs et des préoccupations partagées. Ces intérêts et ces préoccupations vont être alors des leviers majeurs pour nous encourager mutuellement à rechercher des solutions ; ils vont insuffler en nous l’énergie pour nous battre, côte à côte, pour trouver une solution acceptable et résoudre notre problème. Et chaque fois que le processus de la négociation va aller dans une impasse – et cela, on ne peut l’empêcher ! –, chaque fois que l’autre va s’ancrer dans ses positions, on peut alors rappeler ces intérêts communs, et relancer ainsi le processus créatif de négociation.
Un autre conseil : arriver à la table de négociations avec une attitude d’apprentissage. Autrement dit, avec une volonté d’apprendre de l’autre, et non pas seulement une volonté de le convaincre ! Ce shift, cette transformation, n’est pas très évidente à faire ; mais elle est fondamentale. Il y a deux qualités essentielles du négociateur qui sont nécessaires pour favoriser ce changement mental. D’abord : savoir écouter. Le fait d’arriver en négociation avec une volonté d’apprendre passe par cette première qualité, fondamentale, qu’est l’écoute. La seconde qualité est la flexibilité et la souplesse, pour prendre en compte la partie cachée chez l’autre. Cela va enrichir ma vision d’ensemble du processus de négociation. Il va donc me falloir être souple et flexible pour intégrer les préoccupations de l’autre dans la construction de la solution à inventer ensemble. D’où ma définition, non du compromis, je l’ai donnée précédemment, mais cette fois-ci de la négociation. C’est un moyen d’inventer une nouvelle solution, dans une situation où il y a, à la fois, des intérêts communs et des intérêts divergents, dont le but est d’aboutir à un accord dont le coût est inférieur à celui du maintien dans le conflit. Autrement dit, le gain
doit être supérieur à ma MESORE – c’est-à-dire l’absence de tout accord. Je ne conclus en effet un accord que s’il est meilleur que ma solution hors table ; sinon, je fais échouer la négociation. C’est pourquoi nous disons que réussir sa négociation, c’est parfois la faire échouer…
Revue Négociations : Changeons de registre et abordons maintenant les différences culturelles de perception du négocié. Vous êtes d’origine moyen- orientale. Relevez-vous des différences, et lesquelles, entre les approches occidentale et moyen-orientale du compromis négocié ?
Michel Ghazal : Pour vous répondre, permettez-moi en effet de revenir à mes origines libanaises, moyen-orientales donc, même si je vis en France depuis de nombreuses années. J’ai d’ailleurs tenté une sorte de synthèse entre cette tradi- tion et la tradition occidentale… Quand on parle du compromis sous sa forme de « poire coupée en deux », c’est évidemment un héritage du marchandage, en vigueur, traditionnellement, dans les souks. Mais il n’y a pas que dans les souks que cela se pratique ! Même dans certaines négociations internationales, c’est aussi cela que l’on fait, malheureusement ! On y aboutit donc à des solutions assez médiocres… Prenons aussi les diverses réformes sociales tentées par les gouvernements successifs, comme, récemment, sur les retraites. Beaucoup de concessions les ont souvent vidées de leur sens ; l’accord auquel les différentes parties sont parvenues ne prend que partiellement en compte leurs intérêts de fond. Entre un compromis, dans le mauvais sens du terme, et ce à quoi on a abouti sur les retrai- tes, par exemple, il n’y a pas beaucoup de différences… Ce type de compromis existe partout car, comme je l’ai dit, c’est beaucoup plus simple de procéder ainsi. Il n’existe pas, en France, une véritable culture de la négociation ; c’est tout à fait récent de considérer qu’il s’agit là d’un art, ou d’une façon de faire qu’il convient d’apprendre, comme les mathématiques ou le latin…
Revue Négociations : Comment expliquez-vous cette absence de culture de négociation en France, « ce pays qui n’aime pas négocier », comme le notait Jean-Paul Jacquier dans un ouvrage paru il y a déjà une dizaine d’années ?
Michel Ghazal : Relisons l’ouvrage de Philippe d’Iribarne, La Logique de l’honneur. Il y montre que la culture des Pays-Bas est une culture de recherche de consensus, avec des individus cherchant à prendre en compte les intérêts des autres. En France, c’est toute autre chose : c’est une culture monarchique, où tout vient du haut, s’impose à ceux d’en bas, qui doivent obtempérer ; et le fait d’être contraint de négocier est vécu comme un abandon de son pouvoir et une reculade…
Revue Négociations : Mais n’est-ce pas aussi le cas dans nombre de pays du Moyen-Orient ?
Michel Ghazal : Pas tout à fait. Ces pays ont, historiquement, une très grande culture de la négociation. Là-bas, si tu ne sais pas négocier, tu as peu de chance de t’en sortir… Sauf qu’ils persistent dans un mode de négociation qui, en termes de solutions, est plus orienté vers la « poire coupée en deux ». Mais en termes de culture générale de négociation, cette tradition-là est séculaire, depuis mes ancê- tres les Phéniciens…
Revue Négociations : N’y a-t-il pas là, dans cette civilisation moyen-orientale, une vision, une perception du monde, qui incline les individus composant ces peuples à pratiquer au quotidien cette culture de la négociation, ce qui n’est pas le cas, semble-t-il, de la tradition occidentale ?
Michel Ghazal : Nous formons aussi à la négociation des personnes au Moyen-Orient. La grande différence entre eux et nous est qu’ils accordent une place importante à la relation. Je donne un exemple personnel. Je visitais récemment, avec des amis, Byblos, appelée Jbeil maintenant, cette ville côtière médiévale au Liban. Au milieu des ruines, un enclos était empli d’obélisques ; notre guide nous informe qu’elles étaient là pour mieux accueillir les négociants égyptiens arrivant par la mer après plusieurs jours de navigation sur la Méditerranée. Après le soulagement d’arriver à bon port, les Phéniciens les laissaient prier leurs divinités plutôt que de commencer immédiatement à commercer avec eux. Ainsi ces temples dressés à l’entrée de la ville permettraient à ces commerçants de retrouver une paix intérieure et être, après ce repos, plus aptes à négocier. On discerne ici le contraste avec certaines approches occidentales classiques de la négociation où l’on recommande de mettre l’autre mal à l’aise pour mieux lui arracher des conces- sions… Les Moyen-orientaux, de manière intuitive, comprenaient que la meilleure manière pour eux de négocier était de mettre leur partenaire à l’aise. Pour quelles raisons ? Parce que si l’autre est à l’aise, moins il sera verrouillé de l’intérieur ; et moins il aura peur de se dévoiler, et plus l’opportunité de trouver des solutions créatives sera grande. Quand nous formons des personnes au Moyen-Orient, nous leur reconnaissons cette aptitude à cultiver la relation en négociation. Alors qu’ici, en France, on se parle peu, on se croise dans les rues sans se regarder ; et on n’a absolument pas envie de palabres en début de négociation ; on veut aller directement aux faits. Nous sommes dans une société de productivité, où le temps a beaucoup de valeur. Au Moyen-Orient, on sait qu’il faut perdre du temps pour en gagner. Or, une fois que l’on a créé un bon climat relationnel, cela va plus vite. Les Moyen-orientaux ont donc une grande force, au niveau intuitif, pour entretenir une bonne relation. Ce qui leur manque – et c’est ce que nous leur enseignons ! –, c’est de la rigueur, une approche méthodique du processus. Quand on additionne leur sens intuitif de la relation aux outils systématiques enseignés, ils deviennent réellement des négociateurs hors pair…
Revue Négociations : Percevez-vous d’autres différences entre les approches occidentale et moyen-orientale du compromis et du négocié ?
Michel Ghazal : Oui. L’image que nous avons des Libanais ou des Syriens, c’est qu’ils sont habiles. Cela peut être négatif quand des négociateurs issus de ces deux cultures et un occidental se rencontrent ; ceci risque de mettre ce dernier sur la défensive. Il aura peut-être la crainte de « se faire avoir » ; et cela va engendrer chez lui de la fermeture… Voilà quelques différences que je perçois entre leurs modes et nos modes de négociation. Les Moyen-orientaux ne vont pas con- sacrer du temps à rechercher ce qu’ils vont faire s’ils échouent, ou à se mettre dans la peau de l’autre, etc. Par contre, ils seront accueillants, ils sauront parler d’autre chose que de l’objet de négociation, créant ainsi un climat plus convivial. Il y a eu une expérience aux États-Unis, qui a été répétée plusieurs fois depuis – et les résultats sont toujours aussi spectaculaires, confirmant ce que je viens de dire : on a demandé à un premier groupe d’étudiants de commencer leur négociation en discutant pendant quelques minutes d’autres choses, de l’arrivée du prin- temps, de résultats de football, de rugby ou de tennis, bref, de ce qu’ils veulent ; un autre groupe a été prié de débuter immédiatement leurs négociations, sans cet échange préalable. Les auteurs de l’expérience ont montré qu’on avait quatre fois plus de chances de parvenir à un accord satisfaisant dans le premier cas ! Intuitivement, les négociateurs moyen-orientaux pratiquent ainsi…
Revue Négociations : Un sociologue égyptien, Tarek Heggy, affirmait il y a quelques années, dans un article qui ne cesse de circuler sur Internet 3, qu’il n’existait pas d’équivalent, en langue arabe, du mot « compromis », et que sa seule traduction ne pouvait être que « solution intermédiaire ». Or, celle-ci a l’inconvénient de ne pas refléter, selon lui, l’essence même d’un compromis, soit son pragmatisme. Il remarquait également que les dictons populaires arabes donnaient une mauvaise image de la notion de compromis, alors que « des centaines de dictons populaires en Grande-Bretagne font exactement le contraire ». « Dans notre région du monde, poursuivait-il, un grand nombre de personnes, même instruites, associent le mot “compromis” à d’autres termes négatifs comme “soumission”, “retraite”, “capitulation”, “faiblesse” et “défaite” ». Que pensez-vous de cette assertion de Tarek Heggy ?
Michel Ghazal : Je voudrais d’abord revenir sur un point. Tarek Heggy, dans cet article, se trompe un peu quand il indique que la traduction en arabe du mot occidental de « compromis » serait seulement « solution intermédiaire ». On trouve certes dans le dictionnaire « hall waçat », qui signifie bien « solution intermédiaire ». Mais il existe aussi une autre traduction de « compromis » : c’est « tassouiya » ; et « tassouiya » veut dire « arrangement », très précisément ! Souvent, je ne trouve pas de bonne traduction des mots de la négociation ; cette fois-ci, elle existe et cela rejoint ma propre définition du compromis comme arrangement créatif…
Je réponds maintenant à votre question. En France, je le disais plus haut, le même sentiment de capitulation domine. Nous sommes dans une société imprégnée de culture monarchique où le mode de décision est unilatéral et descendant. Or aujourd’hui, dans nos sociétés modernes, chacun veut être pris en compte dans sa différence ; tout le monde réclame de la reconnaissance et l’interdépendance est la règle. Il s’agit là des conditions fondamentales de situations où la négociation constitue la réponse appropriée. Or, en France, négocier est souvent vécu comme une faiblesse, car nos « princes » vivent la prise en compte des besoins de l’autre comme une atteinte à leur pouvoir discrétionnaire, et donc comme une capitulation. Donc, c’est en apprenant à ces dirigeants qu’il y a d’autres moyens de déci- der, plus collectivement mais où personne ne capitule, que cela peut les amener à envisager la négociation sous un autre angle : une recherche conjointe d’une solution mutuelle bénéfique.
Entretien recueilli par Christian Thuderoz. Sept. 2011.
- Fondateur du Centre Européen de la Négociation : 77, avenue des Champs Elysées – 75008 Paris. Tél. : +33 (0)1.53.53.05.05. Courriel : michel.ghazal@cenego.com
- Voir article de Leo Goovaerts dans ce même numéro.
- Tarek Heggy, « Le Besoin d’une “Culture de Compromis” », Al-Ahram, Le Caire, 14 Septembre 2002.
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