Écrit par Patrick BAAKLINI.

L’interaction et la communication humaines reposent sur une combinaison étroite de processus cognitifs et émotionnels dans le cerveau. Ces processus ne se contentent pas de traiter des informations : ils structurent aussi la manière dont les individus perçoivent, ressentent et interprètent le monde.

Au cours de l’évolution, les humains ont développé le langage et l’expression physique comme outils pour extérioriser leurs pensées, coordonner l’action collective et réguler les relations sociales. Ces capacités permettent de partager des informations, mais aussi de comprendre, interpréter et influencer les émotions et les états mentaux des autres, dans un va-et-vient constant entre pensée et affect. La communication ne peut donc pas être dissociée de la complexité des émotions, car cognition et affect sont intimement liés dans la formation de la compréhension et du comportement humains.

Malgré des avancées remarquables en neurosciences et en psychologie, les humains peinent encore à identifier et articuler leurs propres émotions et à organiser leurs pensées de manière pleinement cohérente. Les fondements de l’interaction humaine reposent ainsi sur une dynamique entre pensée et émotion qui reste, en partie, opaque, même à la science contemporaine.

Les recherches sur l’IA et la négociation se concentrent souvent sur les structures sous-jacentes des échanges : stratégies, intérêts, équilibres possibles. Ces approches modélisent avec succès certains aspects procéduraux ou rationnels, mais la négociation demeure intrinsèquement humaine, façonnée par la pensée, l’émotion, le langage et l’histoire personnelle des acteurs.

Certains défendent l’idée que l’IA n’a pas besoin de reproduire entièrement l’esprit humain : elle peut modéliser des fonctions spécifiques, comme le traitement du langage ou la prise de décision, sans recréer la totalité de notre architecture mentale. Pour d’autres, cette approche sélective semble insuffisante, car elle ignore la manière dont les émotions, les valeurs et le corps influencent en profondeur la pensée.

Ludwig Wittgenstein affirmait que « les limites du langage marquent les limites du monde vécu », suggérant que ce que nous pouvons penser et partager reste encadré par nos formes d’expression. L’IA, construite sur des modèles linguistiques humains, demeure ainsi contrainte par les catégories, les métaphores et les biais qui structurent déjà notre pensée. Cette perspective ne diminue pas le potentiel de l’ingéniosité humaine, mais souligne les limites épistémologiques de notre compréhension du langage, de la cognition et donc des systèmes artificiels qui en dérivent.

La négociation comme art de la communication

Si le langage définit les limites de notre monde, la négociation représente l’art de naviguer à l’intersection du langage, de la cognition et de l’émotion pour façonner coopération et résolution des conflits. Fisher, Ury et Patton définissent la négociation comme « un processus de communication dans lequel des parties ayant des intérêts communs et conflictuels tentent d’atteindre un résultat mutuellement acceptable » (Getting to Yes).

En pratique, négocier consiste à comprendre et influencer les perceptions, motivations et émotions des autres, et pas seulement à échanger des offres. La négociation illustre la capacité unique des humains à transformer un conflit en coopération à travers l’écoute, la reformulation, la créativité et la reconnaissance mutuelle.

Perspectives éthiques : orienter la négociation

La vision utilitariste

L’utilitarisme, développé par Jeremy Bentham, évalue les actions selon leurs conséquences. La valeur morale d’une action est déterminée par sa contribution au bonheur global, résumée par le principe : « le plus grand bonheur du plus grand nombre ».

Bentham fonde ce principe sur la nature humaine, guidée par le plaisir et la douleur. Il écrit dans An Introduction to the Principles of Morals and Legislation (1789) :

« La nature a placé l’humanité sous la gouvernance de deux maîtres souverains, la douleur et le plaisir… Ils nous gouvernent dans tout ce que nous faisons, disons et pensons… » (Ch. 1)

Exemple de négociation : Une famille discute d’un déménagement après qu’un membre ait reçu une meilleure offre d’emploi. Les enfants refusent de quitter leur école et leurs amis. La mère hésite, attachée à leur maison actuelle. Mais elle reconnaît que le déménagement offre une meilleure éducation, plus d’espace personnel pour les enfants et une amélioration du style de vie.

L’approche utilitariste pèse les avantages à long terme contre le désagrément immédiat, privilégiant le bien-être global. Cependant, elle peut négliger l’empathie ou l’intention morale, car toutes les décisions ne peuvent pas être réduites à des calculs quantifiables.

Le contrepoids déontologique

La déontologie, développée par Immanuel Kant, se concentre sur le devoir, la rationalité et les principes universels plutôt que sur les conséquences. L’impératif catégorique demande : Cette action pourrait-elle être appliquée universellement sans contradiction ?

Cette approche souligne la dignité et la valeur morale inhérente des individus. Les êtres rationnels doivent toujours être traités comme des fins en soi, jamais seulement comme des moyens. Cela contraste avec la logique utilitariste, où le bien-être de la majorité peut justifier le sacrifice de quelques-uns.

Exemple de négociation : Un fournisseur pour une multinationale remarque que le client a mal compris une partie du contrat, ce qui entraînerait un coût plus élevé. Certains pourraient exploiter cette erreur pour le profit. Selon Kant, il est moralement impératif de clarifier l’erreur afin de respecter l’autonomie du client. L’honnêteté, l’intégrité et l’équité priment sur l’optimisation du gain.

La déontologie peut parfois produire des résultats moins efficaces, mais elle préserve la confiance, la cohérence morale et la coopération à long terme.

Les implications pour l’IA

Ces perspectives montrent que la négociation dépasse la simple stratégie ou optimisation. C’est un exercice moral et émotionnel, ancré dans la vulnérabilité, la dignité et la recherche de reconnaissance. L’IA peut modéliser certains aspects de la négociation; analyser des données, proposer des scénarios, anticiper des issues – mais elle ne ressent ni l’empathie, ni la culpabilité, ni le soulagement d’un accord jugé juste.

Le biais humain présent dans les données et dans la conception des systèmes complique encore la situation. Si les humains eux-mêmes peinent à négocier de manière éthique et empathique, il est d’autant plus difficile de coder ces principes dans un système artificiel sans les déformer. L’IA peut soutenir la négociation en prévoyant, en analysant et en assistant la décision, mais le cœur de la négociation reste humain, façonné par la pensée, l’émotion, le langage et la morale.